Monsieur le Président du Conseil Régional de Nouvelle Aquitaine,
Monsieur le Président de l’Université de Bordeaux,
Monsieur le directeur de l’ISVV,
Mesdames, Messieurs,
Chers collègues,

C’est, pour Valérie comme pour moi, un honneur spécial de rappeler devant vous les faits marquants de la carrière de Denis Dubourdieu ainsi que les qualités qui justifient cette cérémonie de dénomination. A première vue, évoquer sa carrière pourrait paraître un exercice aisé, tant elle fut riche et aboutie. Mais c’est avant tout un moment chargé d’émotion, car le souvenir de Denis est encore vif, en particulier en ces murs, profondément marqués de son empreinte. Avec le regard respectueux de l’élève et admiratif de l’ami, je vais tenter de rappeler les singularités de son parcours académique, tandis que Valérie évoquera ses activités de conseil œnologique.

Issu d’une famille de vignerons de Barsac, Denis décida, à la sortie de classe préparatoire, de suivre une formation à l’école d’agronomie de Montpellier. En parallèle de ce solide cursus en viticulture, il obtint une licence puis une maitrise en économie, témoins prémonitoires de son ouverture aux sciences sociales. A son retour à Bordeaux, il commença une thèse à l’institut d’œnologie, sous la direction du professeur Pascal Ribéreau-Gayon. Il s’intéressa aux causes moléculaires des difficultés de filtration des vins liquoreux et en identifia le responsable, un glucane synthétisé par Botrytis cinerea. Dans sa thèse d’état, soutenue en 1982, il proposa une solution à ces problèmes, par l’utilisation d’une glucanase. Ces premiers résultats témoignaient déjà de son goût pour la belle recherche, apportant des réponses pratiques à des questions complexes. Recruté à l’université de Bordeaux en tant que maître de conférences en 1983 puis rapidement promu professeur en 1987, il se distingua d’abord par ses travaux sur la vinification des vins blancs, étonnamment délaissés par ses illustres prédécesseurs. Il précisa l’importance des différentes étapes pré-fermentaires – macération pelliculaire, pressurage, débourbage – et en améliora la maîtrise. L’une de ses réussites majeures est d’avoir percé le mystère du bouquet inimitable des grands vins de Sauvignon blanc, cépage auquel il était très attaché. Il dirigea six thèses sur ce sujet, qui permirent d’identifier la nature chimique de cet arôme, de préciser sa genèse ainsi que les facteurs viticoles et œnologiques favorisant sa révélation dans toute sa pureté. Ces travaux novateurs eurent une répercussion mondiale, concourant à la réputation de l’école bordelaise d’œnologie.

A l’occasion de visites dans des caves bourguignonnes, il fut saisi par le goût des grands vins de Chardonnay comme par leur mode d’élaboration, jusqu’ici uniquement guidé par l’empirisme. Il s’attela alors à la compréhension des phénomènes biochimiques associés à l’élevage sur lies. De l’atténuation du caractère boisé des vins fermentés en barrique à l’amélioration de la stabilité tartrique et protéique, il donna une explication moléculaire à des pratiques traditionnelles, démontrant leur utilité et assurant leur pérennité.

Cette quête perpétuelle du beau et bon vin l’incita également à se pencher sur les défauts, ces menaces sournoises à l’expression de l’identité des terroirs. Les travaux qu’il dirigea établirent le rôle de Brettanomyces dans l’apparition des notes phénolées des vins rouges et contribuèrent à lutter contre le caractère végétal des vins de Cabernet-Sauvignon ou les odeurs moisies dues aux tri-chloroanisoles. Les défauts de réduction purent être maîtrisés et les causes du vieillissement prématuré des vins blancs comme des vins rouges furent mises à jour, avant même que les médias ne s’emparent de ce sujet sensible.

Les activités de recherche de Denis ne se limitèrent pas à la chimie des arômes. Il collabora avec des biologistes pour mener les premiers travaux de caractérisation génétique des espèces et des souches de levures. L’application de ces travaux à l’écologie microbienne démontra, avec trente ans d’avance sur les questionnements actuels, que la levure de cru n’était qu’une utopie sans fondement scientifique. Il s’intéressa par ailleurs aux mécanismes cognitifs de la dégustation, précisant les phénomènes inconscients de la catégorisation. Récemment encore, il s’investit dans la lutte contre les maladies du bois, ce fléau menaçant les grands vignobles européens, en agrégeant des chercheurs et des praticiens pour apporter des solutions durables.

Evidemment, ce condensé de faits marquants ne peut que susciter l’admiration par sa portée et sa diversité, en particulier à une époque où la recherche scientifique tend à l’ultra-spécialisation voire confine au cloisonnement. Ces résultats ont donné lieu à une somme considérable de publications, et Denis demeure l’œnologue dont les travaux sont les plus fréquemmentcités par ses pairs. Il disait toutefois que l’influence d’un chercheur en œnologie ne se mesure pas à la somme des facteurs d’impact des revues dans lesquelles il a publié. Elle s’évalue plutôt à la lumière de ses applications, aux modifications des pratiques qu’elle engendre et à sa capacité à rendre les vins meilleurs au goût de ceux qui les boivent.

Si la recherche de Denis apparait si originale et visionnaire, c’est sûrement parce qu’elle fut inspirée par les goûts et par les gestes. Par les goûts des vins qu’il dégustait, en sillonnant les grands vignobles du monde, avec énergie et passion, et par les gestes qu’il observa, depuis son enfance, notamment aux côtés de son père, Pierre Dubourdieu. C’est également en raison de son extrême rigueur et de l’attention qu’il portait aux travaux de ceux qui eurent la chance d’être ses élèves. Sans cesse curieux, aussi prompt à s’agacer qu’à s’enthousiasmer, il était un directeur de recherche intransigeant et admiré, stimulant et bienveillant.

Denis n’était pas seulement un chercheur brillant, il était également un enseignant remarquable. Avec ses étudiants, il était d’une patience insoupçonnée, s’évertuant à leur transmettre une compréhension exhaustive des mécanismes complexes de la perméabilité membranaire des levures ou de l’incidence de l’alimentation hydrique sur le goût des vins blancs. Son attachement à la connaissance était insubmersible et sa lutte contre l’obscurantisme se résume bien par ces paroles, prononcées dans le cadre d’un entretien qu’il a accordé en 2014 au CVBG, célèbre négociant bordelais : « Je m’élève souvent contre la maladresse, et contre l’imposture même, qui consiste à faire passer l’ignorance pour la sensibilité suprême et les erreurs pour le comble de la qualité et de l’inspiration ».

Avec Denis, les propos étaient pesés, les idées limpides et les preuves circonstanciées. Il aimait dire que la vérité n’est pas démocratique, que l’on n’a pas raison parce que le plus grand nombre est de notre avis, mais parce que les faits le démontrent. L’ampleur de son œuvre perdurera, par les possibilités qu’il a données, par les voies qu’il a ouvertes, par l’esprit qu’il a insufflé, et l’avenir continuera à démontrer qu’il avait raison.

Axel vient d’évoquer la richesse et la pertinence des recherches conduites par Denis au cours de sa carrière universitaire. De la filtrabilité des vins liquoreux à l’interprétation moléculaire de la sucrosité sans sucre perçue dans les plus grands vins, il a  exploré, pas à pas, les grandes étapes de la vinification. Les 40 millésimes de Bordeaux qu’il a vinifiés dans ses propriétés, ont incontestablement guidé et nourri cette recherche. Il déplorait souvent de n’avoir pas, comme le boulanger, la chance d’améliorer jour après jour son savoir-faire. Chaque millésime était ainsi précieux, une occasion annuelle unique, d’observer, expérimenter et comprendre, en quête de toujours plus de précision et de pureté dans ses vins. Uniques, évidents, irrésistibles, c’est ainsi que Denis concevait les grands vins.

La belle recherche consiste à interpréter un phénomène que l’on observe pour être capable de le reproduire ou de l’éviter, disait-il. Le vinificateur observait, le chercheur expliquait. Au milieu des années 80, il est ainsi le premier à mettre en application au Clos Floridène, propriété qu’il vient de créer avec son épouse Florence, les résultats de ses recherches sur les vins blancs. Très vite, quelques crus prestigieux et sans doute un peu visionnaires, souhaitent bénéficier de son savoir-faire. Nous sommes en 1986, une nouvelle carrière de consultant débute pour Denis.

Les châteaux de Fieuzal, La Tour Martillac et La Louvière sont les premiers à lui faire confiance. L’enthousiasme de la presse et des consommateurs pour ces nouveaux vins blancs du bordelais incite rapidement de nombreux crus à faire de même. L’année suivante, Jean-Paul Geauffrey, alors président du CIVB et directeur d’un grand négoce bordelais, lui confie la création d’un vin blanc de marque. Denis, bien que très accaparé par ses multiples activités accepte de relever ce défi. Il associe Christophe Ollivier, jeune chercheur dans son laboratoire, à ce projet stimulant et tellement ambitieux. Le N°1 a aujourd’hui 30 ans, 30 années au cours desquelles les techniques de vinifications mises en oeuvre pour son élaboration ont évolué au gré de l’amélioration des connaissances. On comprend ainsi que le goût de ce vin soit demeuré actuel et identifiable, et son histoire n’est pas achevée.

Jusqu’ici dédiés plus spécifiquement à la vinification des vins blancs, les thèmes de recherche développés dans le laboratoire de Denis s’étendent, dès le début des années 90, aux vins rouges. La compréhension des phénomènes de contaminations des vins par les tri-chloro anisols ou encore les brettanomyces, lui ouvre les portes de nombreux chais. Consacré à Bordeaux dès ses débuts, son conseil s’étend alors progressivement aux différentes régions viticoles françaises, puis au sud de l’Europe. Il sera également sollicité par des vignerons du nouveau monde, mais ne donnera que très rarement suite.

Révéler l’expression originale d’un cépage cultivé à sa limite septentrionale le fascinait par dessus tout. Adapter la conduite du vignoble au climat d’une région et aux exigences du cépage, choisir la date de récolte pour préserver au mieux l’expression spécifique de la variété, vinifier délicatement pour n’extraire que le meilleur du raisin, élever pour magnifier le vin sans jamais le défigurer, tels étaient les quêtes de Denis dans son rôle de consultant. Je suis au vin de mes clients, ce que l’architecte est à la réalisation de leurs projets immobiliers, disait-il. Je suis là pour les guider, les aider à atteindre l’objectif esthétique qu’ils se sont fixés pour leur vin, sans jamais me l’approprier. C’est pourquoi il incitait chaque propriétaire à se nourrir de l’expérience acquise au fil des générations précédentes, à s’inspirer, tout en les faisant évoluer, des pratiques établies empiriquement comme il le faisait lui-même dans les vignobles du monde qu’il visitait. Faire table rase du passé dans un vignoble historique lui semblait une hérésie, un renoncement.

Sa première rencontre avec un éventuel nouveau client consistait toujours en une visite détaillée du vignoble et de la cave. Il tenait ensuite à rencontrer l’équipe technique. La moindre réticence de leur part pouvait suffire à le faire renoncer. Pour Denis, le conseil devait avant tout s’établir sur une relation de confiance et vous êtes nombreux ce soir à pouvoir témoigner qu’il y est souvent parvenu. Chacune des modifications qu’il suggérait dans les pratiques viticoles ou oenologiques d’un cru, avait préalablement été expérimentée sur ses propriétés. Il concevait le conseil comme un échange, et, curieux de tout, n’hésitait pas à glaner dans les caves de ses clients des astuces techniques, qu’il rapportait fièrement à ses maitres de chais. Si vous avez une bonne idée, je serai le premier à la mettre en application, disait-il.

Denis pouvait être extrêmement pédagogue dans ses conseils. S’il souhaitait par exemple, diminuer la température de fermentation ou le temps de cuvaison d’un vin, il en expliquait toujours les raisons. Il appliquait dans un premier temps ces modifications à une partie seulement de la récolte afin de comparer avec les pratiques usuelles de la propriété et ainsi convaincre éventuellement de leur bien fondé. En revanche, certains comportements déclenchaient chez lui des réactions violentes. Il était absolument allergique aux complications inutiles. La parfaite maîtrise d’un procédé devait conduire, de son point de vue, à sa simplification. Cette maîtrise, il l’avait acquise dans ses chais et son laboratoire et se faisait un devoir de la transmettre aux vinificateurs qu’il conseillait. La réticence de certains lui était littéralement insupportable et il pouvait leur faire savoir bruyamment.

Nous avons tous connu Denis, son regard pétillant, sa curiosité intellectuelle, sa persévérance, son enthousiasme, sa générosité et bien évidemment ses colères légendaires. Mais le plus grand talent de Denis résidait, surement, dans sa capacité à se projeter, à toujours anticiper la partie suivante. Il était véritablement un visionnaire, une personnalité rare à qui nous pouvons tout simple dire merci.