Anxiété et crustacés
Bonne pêche pour des chercheurs bordelais en neurosciences qui publient cette semaine un article dans la revue Science sur les réactions au stress d’un modèle peu commun en recherche, l’écrevisse.
- 19/06/2014
L'écrevisse de Lousiane, Procambarus clarkii © JP Delbecque
L’écrevisse ressent de l’anxiété ! Une nouvelle qui va sans doute laisser froids les adeptes du surgelé. Mais les cuisiniers regarderont peut-être lesdits crustacés à deux fois juste avant de les jeter au court-bouillon. La nouvelle a aussi interpellé la revue internationale Science qui publie un article cette semaine à ce sujet, fruit du travail d’une équipe de chercheurs bordelais.
« C’est en essayant de déterminer une échelle de mesure du stress chez cet animal que nous nous sommes rendus compte qu’il se passait quelque chose », explique Pascal Fossat, enseignant-chercheur de l’université de Bordeaux dans l’équipe Comportement, développement et réseaux neuronaux, rattachée à l’Institut de Neurosciences cognitives et intégratives d'Aquitaine (Incia).

Le stress est une réponse physiologique aiguë à un « stresseur » environnemental (augmentation ou baisse de température, rencontre agresseur…). L’anxiété, c’est l’étape d’après. Il s’agit d’un état émotionnel, qui s’observe en dehors de tout déclencheur, et qui est identifié comme un comportement plutôt prudent, avec peu ou pas de prise de risque.
Comment les chercheurs ont-ils pu observer ce phénomène chez un tel animal ? Ils ont tout d’abord soumis des écrevisses à un élément stressant, un champ électrique. Puis après différents laps de temps, ils ont déposé les crustacés au centre d’un labyrinthe à quatre branches, deux éclairés et deux sombres, plutôt rassurants. Les écrevisses dites témoins (non soumises au stresseur) explorent tout le labyrinthe, alors que les écrevisses stressées restent dans les parties sombres faisant ainsi preuve d’anxiété. Cet état dure environ 45 mn après le champ électrique, puis progressivement, au bout d’environ 1h30, elles retrouvent un comportement normal.
Un stress ancestral
Ces observations comportementales ont été corrélées à des données physiologiques. En effet, les chercheurs ont noté une augmentation de sérotonine dans le cerveau des écrevisses, une substance chimique agissant sur les neurones comme neurotransmetteur. La sérotonine est libérée dans des états de stress et régule plusieurs réponses en parallèle à l’anxiété, comme l’augmentation de glucose dans le sang. D’ailleurs précise Jean-Paul Delbecque, directeur de recherche au CNRSCentre national de la recherche scientifique , « lorsqu’on injecte directement de la sérotonine dans la cavité interne de l’animal, on induit ce comportement d’anxiété ». Et si au contraire, les chercheurs injectent une substance dite antagoniste de la sérotonine pour bloquer ses effets, l’anxiété n’apparaît pas. Ils ont aussi montré qu’il était possible d’inhiber les effets de l’anxiété grâce à un anxiolytique, une benzodiazépine couramment utilisée comme médicament chez l’homme.

En quoi ces recherches sont-elles intéressantes ? « Ce sont les mêmes types de comportements et de molécules qu’on observe à la fois chez les mammifères, l’homme notamment, et les arthropodes, comme l’écrevisse » explique Daniel Cattaert, directeur de recherche CNRS, responsable de l’équipe Comportement, développement et réseaux neuronaux. En évolution, lorsque des caractères, moléculaires comme ceux-ci, apparaissent chez des espèces très différentes, il y a deux hypothèses : soit ils sont apparus deux fois, soit ils sont apparus chez un ancêtre commun et ils ont été conservés dans le temps. « Ce comportement d’anxiété est plutôt bénéfique car il permet plus de prudence donc plus de chance de survie. Il y a donc toutes les raisons de penser que ce type de comportement est apparu très tôt dans l’histoire de l’évolution », analyse Daniel Cattaert. On peut donc imaginer que l’ancêtre commun de l’homme et de l’écrevisse, âgé de plus de 500 millions d’années, pouvait déjà produire des réponses de type anxiété.
L’écrevisse est un animal qui a assez peu de neurones, quelques milliers, comparés aux milliards chez l’homme, et qui sont facilement accessibles.
De plus, il n’y a pas chez ces invertébrés de vraie barrière hémato-encéphalique (entre le sang et le cerveau), ce qui permet d’injecter directement de la sérotonine et de pouvoir analyser ces effets sur les cellules neuronales, ce qui est impossible chez les vertébrés.

Ces recherches sur une telle espèce ouvrent donc de nouvelles possibilités de compréhension de ces phénomènes de stress, d’anxiété et de leurs effets sur le cerveau. Il y a plusieurs voies de recherche possibles pour Pascal Fossat, les écrevisses étant des animaux très combatifs, quel impact ont le stress et l’anxiété suite aux combats sur leur vie sociale, et face à un stress chronique et répété, comment peuvent elles réagir…
Agressive, nuisible et peu goûteuse
« C’est un pari de travailler sur un modèle d’invertébré » s’enthousiasme Daniel Cattaert, qui étudie l’animal depuis presque 25 ans avec Jean-Paul Delbecque, dans un monde de la recherche où le modèle de référence est souvent le rongeur. Pari gagné du fait de cette publication dans Science.
C’est aussi, et plus étonnamment, un enjeu environnemental. En effet, le crustacé étudié par les chercheurs bordelais est Procambarus clarkii ou l’écrevisse de Louisiane, qui cumule les défauts d’être à la fois une espèce extrêmement invasive (introduite en Europe à des fins commerciales dans les années 70), vorace, destructrice des milieux comme les marais donc nuisible, extrêmement résistante aux changements environnementaux (climatiques, sécheresse…) et pour finir gustativement peu intéressante, en comparaison avec les écrevisses autochtones qu’elle remplace. Les chercheurs bénéficient donc d’une autorisation de la Préfecture pour les transporter vivantes, et de l’aide des membres de la Sepanso qui attrapent les futurs cobayes dans les marais de la Réserve Naturelle de Bruges. Dans le cadre de la lutte contre les espèces invasives, la Région Aquitaine a d’ailleurs apporté son soutien au financement de ces recherches afin de mieux connaître la bête.
Références
Anxiety-like behavior in crayfish is controlled by serotonin. Pascal Fossat, Julien Bacqué-Cazenave, Philippe De Deurwaerdère, Jean-Paul Delbecque, Daniel Cattaert, Science, 13 juin 2014. (voir le communiqué de presse du CNRS)
Documentaire d'Universcience : Écrevisse, la guerre des nerfs (2010)
Des chercheurs du CNRSCentre national de la recherche scientifique et de l'université de Bordeaux organisent dans leur laboratoire des combats d'écrevisses. À l'issue de ces combats, l'une des deux écrevisses devient le crustacé dominant et cela se voit dans son système nerveux...