Neandertal, pionnier de l’exploitation des ressources marines

Une équipe internationale de chercheurs, notamment du laboratoire bordelais Pacea*, vient de mettre en évidence que les Néandertaliens chassaient, pêchaient et ramassaient des ressources alimentaires d’origine marine en grande quantité. Dans une étude publiée le 27 mars 2020 dans la revue Science, les scientifiques proposent un nouveau scénario selon lequel la familiarité des humains avec la mer et ses ressources est beaucoup plus ancienne et plus répandue que supposée jusqu’à présent.

  • 27/03/2020

La grotte de Figueira Brava au Portugal ayant servi d'abri aux populations néandertaliennes pendant vingt millénaires ©Joao Zilhão La grotte de Figueira Brava au Portugal ayant servi d'abri aux populations néandertaliennes pendant vingt millénaires ©Joao Zilhão

Néandertaliens, coquillages et crustacés… La scène pourrait surprendre tant l’image d’un peuple du froid, chasseur de grands herbivores, colle à la peau de la lignée Homo neanderthalensis. Une équipe de recherche internationale impliquant deux scientifiques du laboratoire Pacea*, Francesco d’Errico, chercheur CNRSCentre national de la recherche scientifique en Préhistoire et Alain Queffelec, ingénieur de recherche CNRSCentre national de la recherche scientifique en archéométrie, met à mal cette vision dans un article publié le 27 mars 2020 dans la revue Science.

Les scientifiques ont découvert des restes de mollusques, de crustacés, de poissons, d’oiseaux et de mammifères marins dans une grotte portugaise ayant servi d’abri aux Néandertaliens entre 106 000 et 86 000 ans avant notre ère. La diversité des ressources retrouvées à Figueira Brava est même supérieure à celle observée sur certains sites portugais beaucoup plus récents, datés entre 9 000 et 7 500 ans. Les résultats de ces travaux suggèrent que de nombreux groupes Néandertaliens ont pu partager ce mode de vie au climat méditerranéen, loin de la traque au mammouth à travers les steppes gelées.

Couche archéologique de la grotte de Figueira Brava riche en restes de coquillages marins ©Joao Zilhão

Un modèle très influent de nos origines suggère que la consommation régulière de ressources aquatiques – riches en Oméga 3 et autres acides gras qui permettent le développement du tissu cérébral – aurait favorisé l’augmentation des capacités cognitives des populations modernes africaines lors de la dernière période interglaciaire (120 000-70 000 ans avant le présent). Cette augmentation expliquerait l'apparition précoce de cultures matérielles symboliques et de technologies complexes : peintures corporelles à l'ocre, objets de parure, gravures géométriques sur des fragments d’ocre et des récipients fabriqués à partir d'œufs d'autruche, outils élaborés en os, chauffe de la pierre pour faciliter la taille d’outils. Ces comportements reflètent une capacité de pensée abstraite et de communication par le biais de symboles et des modes d’apprentissage complexes. Ils auraient favorisé l'émergence de sociétés plus organisées dont la croissance démographique a fini par conduire à la colonisation de l'Eurasie. À la suite de cette colonisation, les Néandertaliens et d'autres populations non "modernes" - tant sur le plan anatomique que, par déduction, sur le plan cognitif - se seraient "inévitablement" éteints.

Un mode de vie au climat méditerranéen

Les résultats présentés dans l’article semblent raconter une toute autre histoire. La grotte de Figueira Brava, au Portugal, objet de l’étude, est située sur les pentes de la Serra da Arrábida, à 30 km au sud de Lisbonne, près de l'estuaire du Sado. Elle a servi d'abri aux populations néandertaliennes pendant vingt millénaires, entre 106 000 et 86 000 ans, c'est-à-dire pendant la dernière période interglaciaire, lorsque le climat de la Terre était similaire à celui d'aujourd'hui. Actuellement, la grotte de Figueira Brava est située au bord de la mer, mais, à l'époque où elle était habitée, la distance jusqu'à la côte a varié entre 750 à 2 000 m.

L’analyse méticuleuse des restes découverts pendant les fouilles révèle des stratégies de subsistance diversifiées, avec consommation de mollusques (patelles, moules, palourdes), crustacés (tourteaux et araignées de mer), poissons (requin bleu, anguille, congre, dorade, mulet), oiseaux aquatiques (canard colvert, oie, cormoran, fou de Bassan, puffin, pingouin, aigrette, plongeon), mammifères marins (dauphin, phoque gris). Les Néandertaliens de Figueira Brava complétaient ce panier en chassant des cerfs, des bouquetins, des chevaux, des aurochs ainsi que de petites proies comme la tortue terrestre. Parmi les restes de plantes, il a été possible de déterminer des restes d'olivier, de vigne, de figuier et d'autres espèces typiques d'un climat méditerranéen. Le plus abondant est cependant le pin, dont le bois servait de combustible, mais dont les restes comprennent des coquilles de pignons. Les pignes mûres mais encore fermées étaient ramassées sur les branches et stockées dans la grotte où elles étaient ouvertes à la chaleur du feu pour en extraire, et manger, les pignons.

Coquillages de patelles, de palourde et de moules de Figueira Brava et référentiels actuels ©Joao Zilhão

La diversité des ressources documentées à Figueira Brava est supérieure à celle observée dans les sites mésolithiques portugais datés entre 7 500 et 9 000 ans. Dans les moments d'occupation les plus intenses, la densité des accumulations de restes de mollusques est, à Figueira Brava, identique à celle observée dans ces sites. Ces derniers contiennent en outre des centaines de sépultures dont l'analyse isotopique a permis de vérifier que des quantités aussi importantes de restes de nourriture d’origine aquatique sont effectivement liées à un régime alimentaire à forte composante marine, qui peut aller jusqu'à 50% de l’alimentation. L’équipe scientifique a donc pu en déduire que cela aurait également été le cas pour les populations néandertaliennes de la côte atlantique ibérique.

Neandertal également pêcheur

En s’appuyant sur ce constat, les chercheurs concluent que la familiarité des humains avec la mer et ses ressources est quelque chose de beaucoup plus ancien et plus répandu qu'on ne le pensait jusqu'à présent. Si la consommation habituelle de ressources marines a joué un rôle important dans le développement des capacités cognitives, elle l'a fait à l'échelle de l'humanité tout entière. En fait, selon les paramètres de comparaison utilisés, la densité des ressources marines sur le site est égale ou supérieure, sinon bien supérieure, à la gamme de variation observée sur les sites sud-africains contemporains.

Fouilles dans la grotte de Figueira Brava © Joao Zilhão

Le concept de Néandertaliens comme peuples du froid, spécialisés dans la chasse aux grands herbivores est aussi à revoir. Cette vision est valable pour les pays d'Europe centrale et septentrionale qui ont été pionniers dans le développement de l'archéologie paléolithique, comme la France et l'Allemagne. Entre 400 000 ans et 10 000 ans, le climat de la Terre a été souvent plus froid qu'aujourd'hui, et il s'agissait de régions de steppe ou de toundra qui correspondaient à l'extrême nord de territoires habités par des populations humaines.

Des proportions importantes de la population humaine européenne vivaient dans les régions du sud, en particulier en Italie et, surtout, dans la péninsule ibérique, où la recherche a débuté plus tard. Ce n'est que depuis 25 ans qu'elle a pu commencer à produire des résultats de manière continue et cohérente. Tout comme il n'est pas logique de considérer le mode de vie et l'économie des peuples de l'Arctique comme représentatifs des chasseurs-cueilleurs documentés par l'ethnographie, il n'est pas non plus logique de considérer les Néandertaliens du Nord comme représentatifs de cette population. En fait, de nombreux groupes des Néandertaliens ont pu vivre comme les habitants de Figueira Brava.

*Pacea – De la Préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie (CNRSCentre national de la recherche scientifique , ministère de la Culture et université de Bordeaux)

Thèmes :

Contacts scientifiques

Francesco d'Errico
Préhistorien au laboratoire Pacea

Alain Queffelec
Ingénieur de recherche en archéométrie au laboratoire Pacea

Référence bibliographique

Last Interglacial Iberian Neandertals as Fisher-Hunter-Gatherers. Science 367. J. Zilhão et al.