Bien huilée, la mécanique du savoir !
Je sais car j’apprends. À pédaler, à nager, mon prénom, la couleur d’une coccinelle, même ce cours imbuvable de grammaire étrangère… Un océan d’informations que le cerveau pompe en Shadok avisé, pour un résultat bien plus convaincant. Plongée au cœur de circuits neuronaux alambiqués, de l’hippocampe au cortex surchauffé.
- 13/10/2016
Différents types de mémoires travaillant de concert © Jacques Machemy - uBx
On apprend parce qu’il y a quelque chose à apprendre.
Une assertion aux allures de lapalissade que Frédéric Alexandre éclaircit volontiers : « il n’y aurait pas d’apprentissage si tout était aléatoire, s’il n’y avait pas de régularités dans le monde, sans relation de cause à effet ». Ce directeur de recherche Inria, responsable de l’équipe bordelaise Mnémosyne à l’IMN, pointe ici du doigt la condition élémentaire à tout apprentissage.
Mise en situation : un bébé haut comme trois pommes agite son hochet préféré. Dans sa bouche, une tétine, et des mouvements de succion réguliers. Soudainement, le jouet est lâché. Surpris devant la loi de gravitation newtonienne, il accélère la tétée, hausse les sourcils. L’action se répète, une fois, deux, trois, quatre… Il faut attendre un certain nombre de mois pour que l’effet de la pesanteur soit intégré par le nourrisson. C’est l’expérience que l’on fait de certaines régularités, œuvrant dans notre environnement, qui nous permet de former et apprendre des notions.
Des lois naturelles, mais également l’association d’un mot avec un objet, un concept… Ces apprentissages sont stockés dans des structures bien localisées de notre cerveau : les - et non la - mémoires.
Déboire de mémoires
Il existe plusieurs types de mémoires. Pour rester au stade bac à sable, différencions tout d’abord mémoire à court terme et long terme. La première est une mémoire de travail : elle nous permet de conserver et manipuler environ sept informations pendant quelques secondes ou minutes. Le temps d’aller chercher ces trois verres que des amis nous ont demandés de prendre au bar. Le temps également de garder en tête la relation entre plusieurs nombres pour effectuer un calcul tout simple. Une mémoire essentielle, du train-train quotidien à l’apprentissage scolaire.
La mémoire à long terme, elle, est plus complexe. Il faut distinguer le « savoir faire » du « savoir que », c’est-à-dire la mémoire procédurale de la déclarative. Je sais faire du vélo car j’ai appris à pédaler, à garder l’équilibre. Mais je ne peux l’expliquer par des mots, le « déclarer ». Bien que complémentaire, chaque mémoire a son propre rôle, en témoigne le célèbre cas du patient H.M. Des médecins d’alors lui ont retiré des parties du cerveau en 1953 pour soigner des problèmes d’épilepsie. Mal leur en a pris, il devint amnésique.
« Si on le faisait s’entraîner tous les jours au même jeu d’adresse, il s’améliorait… tout en ne se souvenant pas y avoir déjà joué ! » raconte Frédéric Alexandre. Sa mémoire procédurale n’était pas atteinte, puisque son habileté était croissante. Sa mémoire déclarative, elle, était K.O. Pour être plus précis, sa « case en moins », c’était l’hippocampe. Cette structure gère la mémoire déclarative épisodique, frise chronologique de nos évènements autobiographiques, associant un fait à son contexte. « Vous vous souvenez au départ précisément où et quand vous avez appris le nom du nouveau président » explique Frédéric Alexandre, « puis vous réutilisez l’information sans vous resservir du contexte qui s’avère moins utile. On passe alors d’une mémoire épisodique à une mémoire sémantique ».
La mémoire déclarative sémantique est située dans de larges zones du cortex cérébral et correspond aux connaissances générales, aux mots et leur sens, aux concepts. L’hippocampe est ainsi à la fois cet album photo de notre enfance, plein d’anecdotes et d’émotions, et une machine à formater en télégrammes les souvenirs, ne gardant que l’essence de l’information ; des télégrammes en transit vers la mémoire sémantique. H.M., privé de l’hippocampe, ne se remémore plus ses vacances en famille ni ne forge de nouveaux souvenirs. Il sait en revanche que Truman est le président des États-Unis et a 30 ans. En 1954… comme en 2008.
Une fourmilière de neurones
Notre bibliothèque cérébrale a des allures de pâte à modeler. « Le cerveau est constamment plastique : l’apprentissage est permanent et modifie la façon dont nos réseaux sont connectés » explique Nathalie Tzourio-Mazoyer, responsable du Groupe d’imagerie neurofonctionnelle à l’IMN. Par « réseaux » on ne parle pas 3G mais presque fibre optique : nos dizaines de milliards de neurones, cellules du cerveau et unités de base de l’apprentissage, communiquent entre eux via de véritables câbles électriques, les fibres nerveuses.
Entre les deux, en guise de dominos, des synapses. Comment ça fonctionne ? « S’il y a plusieurs types de mémoire, elles sont revanche régies par des lois d'apprentissage similaires » rassure Frédéric Alexandre. A chaque fois que des neurones sont stimulés ensemble, les synapses entre ceux-ci se renforcent et deviennent plus efficaces. Les neurones sont ainsi plus spécifiquement associés et ultérieurement, si l’un s’active, il activera les autres. L’aboiement d’un chien est ainsi enregistré par un lot de neurones fortement connecté à une autre team neuronale, celle codant notre représentation visuelle du quadrupède. En fonction des apprentissages, les réseaux neuronaux sont donc très différents.
Quelles différences vont apparaître entre les adeptes de maths, de géographie ou de langues ? Pour y répondre, des IRM cérébrales de 2000 étudiants de la cohorte i-Share (1) vont être analysées. En effet, on sait depuis peu que la maturation cérébrale se poursuit bien au delà de la majorité, avec notamment, « jusqu’à trente ans au moins, une augmentation de la myélinisation » souligne Nathalie Tzourio-Mazoyer. La myéline est un isolant évitant les pertes électriques le long des fibres nerveuses, boostant la vitesse de transit de l’information, et qui se formerait préférentiellement dans les réseaux les plus stimulés. La myélinisation pourrait s’opérer différemment d’un apprenant à un autre.
C’est un autre facteur témoignant de la grande malléabilité dont font preuve nos infatigables ciboulots, en perpétuelle quête de savoirs.
Trou de mémoire ?
La piscine, avec Romy Schneider ? On peut être certain de l'avoir vu mais être incapable d’en dire un mot. Sans cesse, l’oubli nous assaille. Si « oubli » il y a. Quand des neurones ne sont plus sollicités ensemble ou quand ils sont utilisés pour d’autres associations, le rappel d’un souvenir peut devenir plus difficile. On associe généralement ce phénomène à l’oubli : le souvenir disparaîtrait peu à peu. Mais il reste aujourd’hui controversé de savoir si ce problème de rappel est synonyme d’oubli définitif. Potentiellement, il pourrait être toujours possible de faire ressurgir ce souvenir. Il est intriguant de remarquer que lorsque nous recroisons quelqu’un « oublié » depuis des années, son identité – et bien plus - peut se rappeler à notre bon souvenir…
L’apprentissage est-il l’apanage de l’homme ?
Difficile de douter qu’un chat ou un chien puissent apprendre. Un insecte, cela semble déjà plus litigieux. Que nenni, il suffit de penser aux abeilles et leur capacité à mémoriser forme et couleur d’une fleur à nectar pour visiter spécifiquement celle-ci. Et sans neurones ? Chez les plantes, une étude, publiée en 2014 dans Oecologia sur Mimosa pudica, capable de fermer ses feuilles quand on les touche, semble montrer que l’apprentissage ne leur est pas inaccessible. L’équipe de Monica Gagliano (2) a créé un dispositif, lâchant de façon répétée des gouttes d’eau sur les feuilles. Au bout d’un certain temps, l’impact n’étant pas nocif pour le tissu foliaire, la plante cesse de les replier. Une information bien mémorisée : après plusieurs semaines sans bombardement aquatique, la plante ne replie plus ses feuilles quand l’expérience reprend !
(1) Cohorte d’excellence sur l’état de santé des étudiants, retenu dans le programme des Investissements d’avenir
(2) Université d’Australie occidentale