Jean-Pierre Serre, maestro des maths
Le 21 juillet dernier, algèbre, géométrie et consœurs se faisaient belles pour les 10 ans du master international Algant à l’université de Bordeaux. Une coquetterie de mise puisque l’une des figures les plus emblématiques des mathématiques allait les manipuler avec minutie : Jean-Pierre Serre. Portrait, sur le vif, d’un nonagénaire électrisant.
- 29/07/2016
Jean-Pierre Serre, vainqueur au premier round d'une démonstration. © Jennifer Borde
La craie au bout des doigts, Jean-Pierre Serre trace sur le tableau noir un rond. Plus exactement, le schéma hâtif d’une courbe hyperelliptique. La démonstration a débuté depuis maintenant une demi-heure et le ballet de formules mathématiques se déploie avec le même rythme soutenu, hypnotisant au passage les rangées d’étudiants silencieux. Certains avouent pourtant avoir été éjectés du rodéo arithmétique, mais observent toujours la scène, fascinés. C’est que, d’un regard vif et d’une voix assurée, l’homme qui s'exécute devant eux n’a plus rien à prouver. Si ce n’est des théorèmes.
Jean-Pierre Serre, 90 ans, considéré par ses paires comme l’un des plus éminents mathématiciens du 20ème siècle, a – surprise ? - encore assez de projets « dans le frigidaire » pour explorer, encore et encore, les recoins les plus impénétrables des mathématiques pures*. « Je ne peux pas résister à certaines questions, et ce sont souvent les plus simples qui amènent loin. » admet-il, l'œil amusé. C'est justement un de ses derniers travaux, encore non publié, qu’il présente devant les apprentis mathématiciens d'Algant, un master en géométrie algébrique et théorie des nombres réunissant des étudiants de tous horizons. La formation fête ses dix ans et, pour l'occasion, les anciens élèves – venus présenter leur thèse ou leur premier emploi - ont tout simplement invité « la légende vivante ». Ironie du sort : c’est un étudiant aux États-Unis qui, en novembre dernier, a débloqué Jean-Pierre Serre dans une des démonstrations qu’il présente aujourd'hui. La boucle – intergénérationnelle - est bouclée.

En comète infatigable, Jean-Pierre Serre trace sa route, depuis son plus jeune âge, dans le cosmos algébrique. Venues « naturellement » à lui, les mathématiques le séduisent tant et si bien qu’au lycée il lit les livres scolaires des classes supérieures. Après être entré à 19 ans à l’ENS, avoir rejoint très jeune l’équipe renommée Bourbaki et décroché en 1954 la médaille Fields, l’équivalent du Nobel pour les maths, il devient en 2003 le premier détenteur du prix international Abel. Une récompense qui vient saluer la carrière d’un amoureux des mathématiques pures, de celles qui ne laisse pas de place aux approximations.
Pour façonner des certitudes, il faut tout d’abord délaisser feuille et stylo. « On est pris par le papier » explique-t-il. « L’esprit est plus clair quand on se couche dans son lit ou que, euphorique, on mange quelque chose d’agréable au restaurant. » Toutefois, impossible d’échapper au travail journalier de rédaction. Une tâche qu’il perçoit plus comme une nécessité qu’une contrainte, permettant d’assembler les « pièces du puzzle », mettant fin à « une obsession », se résumant comme la condition sine qua non de la validité de son travail. C’est d’ailleurs un des mathématiciens les plus enclins à la plume, avec une douzaine d’ouvrages à son actif. Des livres qui ne sont pas étrangers aux étudiants d’Algant.
Un mathématicien un poil rêveur ?
Jean-Pierre Serre aime reposer son esprit avec de la littérature (des classiques), des séries (Game of Thrones : « c’est la sublimation de ce que les gens ont envie de faire »), des dessins animés (Miyazaki, même si « les messages dans l’art, ça me fait sauter en l’air ») et… des contes de fée. « Peut-être même que nous pouvons parler de féérie en mathématiques. » dit, amusé, le scientifique. « Quand deux notions se connectent, il y a quelque chose de magique, un éclair dans l’esprit ». C’est, pour les connaisseurs, Descartes associant l’équation y = ax +b à une droite dans un plan. Si vous pensiez qu'un vrai mathématicien doit avoir un esprit carré et anguleux, sans un soupçon d’arrondi, oubliez donc vite, comme dirait Jean-Pierre Serre, "ces bêtises bien ancrées".
* Également appelées mathématiques fondamentales, s’opposent aux mathématiques appliquées car concernent l’étude de lois et de concepts mathématiques dans une visée purement théorique
Yoann Frontout
Journaliste scientifique stagiaire
Direction de la communication